22.03.2024—20.04.2024 Aurélien David, Devenir végétal
22.03.2024 — 20.04.2024 Aurélien David, Devenir végétal
avec le soutien de la Fondation Daniel et Nina Carasso,
et de Quartiers d’hiver (CGET)
partenaires : Addap13, Secours populaire-copains du monde
du mercredi au samedi de 14h à 19h, participation libre
« apprendre des plantes, c’est d’abord désapprendre l’approche objectivante du monde » (Michael Marder, La pensée végétale, une philosophie de la vie des plantes)
Devenir végétal réunit différentes pratiques de photographie chlorophyllienne qui retracent, sans que cela soit une rétrospective, les nombreuses dimensions de la recherche d’Aurélien David. Les images du travail personnel d’Aurélien David (les séries Beleaf, Les semeurs, Quilombo…) dialoguent avec les images réalisées pendant les deux semaines de l’atelier Enquête chlorophyllienne (avec deux groupes de jeunes différents, du Secours populaire et de l’Addap13, dans le cadre du dispositif Quartier d’hiver).
L’image au jus de plantes constitue la strate première, fondatrice de la pratique d’Aurélien David : c’est l’endroit d’un dialogue avec la matière, d’une osmose entre les mains et le liquide, d’une imprégnation ou d’une porosité. Rien de surprenant à ce que cette pratique d’atelier reste, perdure chez Aurélien David, comme un contact incessant, toujours maintenu, avec la nature brute, avec les autres. Dans le cadre de l’atelier Enquête chlorophyllienne les jeunes de Belsunce ou de l’Addap13 ont ainsi été initiés au portrait au jus d’épinard. Ils ont perçu alors tout le paradoxe de ce type d’image écologique, qui est une image éphèmère qui disparaît à la lumière du soleil : elle peut alors être protégée du soleil, pour durer plus longtemps ; on peut aussi accepter sa disparition, sa métamorphose, sa dimension vivante… Cette pratique n’a pas été séparée de sorties, pour découvrir la botanique du Frioul en compagnie d’un spécialiste, les façons de jardiner en permaculture à la Ferme capri, et au jardin de TCap21 à Niolon. Aurélien David a également embarqué les jeunes dans la réalisation de monochromes verts – une nouvelle sorte de proposition dans son travail, expérimentée pour l’occasion à la compagnie. Ces monochromes, exposés à la lumière ambiante, comment vont-ils changer, avec quels virages de couleur ?
Et puis il y a eu du glanage. Faire des images chlorophylliennes avec des feuilles ramassées dans la nature. C’est un peu comme si la nature faisait image avec elle-même et que l’humain.e n’était que la transition entre différentes dimensions de la nature où elle-même fait déjà image. La pratique de l’image chlorophyllienne ne serait donc qu’une façon de s’insérer dans la nature.
Devant les images de Beleaf ou des Semeurs-Semeuses, comment dire sinon : je ne suis pas moi. Je suis jeu, jeu vivant. Je suis pulsation végétale d’une feuille. Quelle ombre et quel murmure font dans cette feuille les forêts dont elle est issue? Tout visage paraît un labyrinthe opaque parce qu’il y a, posé par-dessus, une feuille avec ses stries vertes. La feuille agit comme un filtre, un masque inconnu, elle a en même temps un air de se cacher devant ou derrière le visage, un air de quelque chose d’insaisissable, de magique.
L’on pourra entendre ce que les plantes ont à nous dire par la voix des Semeurs-Semeuses (différentes personnalités dont les réflexions accompagnent le mouvement du vivant) par les textes qui accompagnent chacun de leur portrait. Par exemple : si le visage de la philosophe Isabelle Stengers est recouvert, entouré, superposé à une feuille d’amarante), c’est que l’amarante est comme elle une résistante. D’après elle, « on peut prendre au sérieux le paysan argentin qui dit que le soja génétiquement modifié est « méchant », car le mode d’existence de ce soja implique et exige une destruction généralisée ». Ainsi en 2016 en Argentine, pour lutter contre les épandages de pesticides sur les champs de soja transgéniques près de leurs maisons, les habitants confectionnent des bombes à graines d’amarante qui sabotent leur développement. Les champs sont rendus aux semences paysannes et aux méthodes traditionnelles, à même d’assurer l’autonomie alimentaire.»
Techniquement, Aurélien David a réalisé l’impression photographique du visage sur la feuille, il faudrait même préciser, avec la feuille. Mais une fois le collage réalisé, le visage-feuille remis sur le corps comme s’il avait toujours été là, alors c’est philosophiquement, c’est-à-dire concrètement, moitié-moitié. La feuille est sur le visage comme le visage sur la feuille. Le devenir végétal est le royaume de l’entre-deux. Ce qui est sûr c’est que dans cet entre-deux quelque chose du Je a commencé à s’effilocher, et que des ressemblances lointaines se condensent en une ressemblance totale entre une feuille et un visage. Au moment où elles investissent les visages d’une puissance nouvelle, les feuilles livrent des expressions dont le déchiffrement est chimérique. Visage-feuille. Feuille-visage. L’enchevêtrement de l’humain et du végétal ouvre sur des correspondances inédites entre une multitude de plans, écologiques, botaniques, anthropologiques, sociologiques.
Pour la proposition faite à la compagnie, un parti-pris a orienté la sélection des images. Chacun, chacune, est une feuille d’une espèce unique – comme si nous avions été happés par la diversité d’un vivant sans répétition, inclassable, irréductible à une généralité ethnologique. Pour laisser surgir dans sa nudité chaotique l’éclatement d’une différence sans répétition. Sans que cependant ce parti-pris ne se fige dans l’illusoire « je suis telle espèce d’arbre ou de plante » ! Car c’est moins un « je suis la femme à tête de feuille de chêne » (Gainsbourg nous a habitué à « L’homme à tête de choux» depuis longtemps), qu’une rencontre dont le mystère dur se noue encore et encore entre ce qui serait des entités séparées et distanciées. Mystère qui questionne, qui n’appelle aucune réponse simple, même sacrée – même s’il est tentant, devant certaines images, de voir des auréoles comme dans les tableaux de Giotto par exemple… La réunion de toutes ses personnes serait aussi bien une réunion de toutes ces plantes. Rien ne les relie, mais tout communique entre elles: acanthe, amarante, arum, bananier, belladone, cannabis, chayote, chêne, clérodendron, érable, frêne, haricot, lilas, maronnier, merisier, passiflore, roucou, rumex…
L’indocilité du végétal est partout dans le devenir de ces images chlorophylliennes. Tâches, jus grumeleux, irrégularités, fragmentations, flou, ciselures, pliures… Les images au jus chlorophyllien sont sales, impures, il y a un retour sans détour à la matière à un moment où les images numériques, de plus en plus définies, s’envolent dans l’abstraction sans toucher.
Le passage à l’impression photographique directement sur une feuille s’est fait avec Les semeurs et Beleaf, et se prolonge avec une série en cours, Quilombo Mane Bihan, où Aurélien David documente ses séjours dans un écovillage breton. Ce dernier pan de recherche s’ouvrira sur d’autres écovillages comme Tamera au sud du Portugal cet été. Parfois une zone de netteté fait apparaître l’image comme si derrière la feuille, loin derrière elle, l’image humaine s’indiquait avec précision dans la distance, par une sorte de transparence dont la feuille dans sa découpe en dentelle asymétrique, avec ses singularités, serait pourtant l’unique cadre. Ce sont surtout les nouvelles sortes de vie avec la nature que ces écovillages proposent qui intéressent Aurélien David et c’est dans leur philosophie qu’il inscrit sa pratique. Il fait moins des images sur la nature que des images avec la nature dans ce qu’elle a d’imprévisible, de toujours créateur.
Paul-Emmanuel Odin
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Aurélien David est né en 1983 en Picardie, il vit et travaille à Nantes et sur son bateau-atelier à Foleux, dans le Morbihan. Après une formation en ethnologie et à l’école ICART Photo Paris, il développe au fil de ses voyages en voilier son écriture chlorophyllienne en interrogeant nos représentations de l’environnement. Il a exposé entre autres, au Jardin des Plantes de Rouen (La Ronde#5) et de Nantes, à Fotofever Paris, à l’Hôtel Jules César à Arles et à la galerie L’Angle. Il est membre du collectif Serres et il est représenté par la galerie L’Angle Photographies.